La course à la monnaie numérique de banque centrale (MNBC) soulève des enjeux majeurs pour les États en termes de sécurité, de réglementation et de coopération internationale. Explications de Romain Liquard, responsable des domaines industrie et services, aux Études économiques groupe de Crédit Agricole SA.
Cent quatorze pays dans le monde se sont engagés dans l’exploration d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC), selon les derniers chiffres du Think Tank américain Atlantic Council. Les projets ne visent pas seulement à repenser l’interbancarité et les paiements de gros montants entre acteurs financiers, mais sont également concentrés à 58 % sur l’exploration d’une nouvelle forme de monnaie pour le grand public, similaire à celle que la Chine a déployé sur 261 millions de comptes électroniques. Actuellement, 34 % de ces projets de MNBC de détail sont en développement, 19 % font l’objet d’un pilote et 16 % sont une réalité (Nigéria, les Bahamas, la Jamaïque).
Ce mouvement planétaire suscite des débats et des interrogations dans un contexte où l’inclusion financière progresse sous l’impulsion de la Banque mondiale et où les ménages ont l’embarras du choix pour accéder à la monnaie, qu’elle soit fiduciaire, scripturale, électronique ou encore des actifs numériques cryptographiques.
Une maturité sociétale difficile à évaluer
L’adoption par le grand public d’une MNBC est un sujet de débat récurrent. Les partisans de cette solution argumentent que l’évolution inéluctable de notre société vers une économie sans cash rend cette transformation nécessaire : l’utilisation d’espèce électronique serait plus adaptée aux paiements effectués dans des environnements numériques, faciliterait les transactions entre agents économiques et pourrait être programmable.
Toutefois, le cash reste une solution de paiement très appréciée : disponible quasi immédiatement, transférable de la main à la main et sans aucune commission, il est accessible au plus grand nombre. Et, surtout, sa nature garantit la confidentialité des échanges !
Considéré comme l’une des grandes innovations de l’humanité, un refuge indispensable et un recours nécessaire dans de nombreuses situations, le sera-t-il tout autant sous une forme numérique ? Dans une société où le tout électronique serait la seule option, les conséquences pourraient être désastreuses en cas de piratage, de fraude ou de panne électronique massive sur les infrastructures de monnaie ou de paiement.
Une menace théorique pour les banques commerciales
Les économistes s’accordent à dire que les MNBC pourraient constituer une menace pour le modèle commercial des banques traditionnelles en concurrençant leur activité de collecte et ainsi perturber leur capacité de financement. Selon une étude de la banque centrale des Pays-Bas, publiée en 2021, près de la moitié des consommateurs seraient favorables à détenir des comptes MNBC, les percevant comme distincts des comptes courants et d’épargne offerts actuellement par les grandes banques commerciales.
Aussi, pour faire de leur monnaie numérique un succès, les banques centrales pourraient être tentées de jouer sur le différentiel de taux d’intérêt entre les dépôts MNBC et dépôts bancaires. Pour les banques commerciales, la concurrence serait difficile à contrer, puisqu’il est impossible de s’opposer à l’autorité monétaire suprême. Cependant, il est peu probable que cette menace se matérialise : si les banques centrales sont engagées à innover, elles cherchent, dans le même temps, à préserver la stabilité du système bancaire.
Vers une nécessaire hybridation
La Banque des règlements internationaux, instance des banques centrales, recommande de créer des MNBC sur des combinaisons d’architectures mixtes ou intermédiées, afin d’en confier l’exploitation à des prestataires de services de paiement. Dans cette configuration hybride, la banque centrale n’effectuerait pas directement des transactions, mais conserverait une copie des transactions et des soldes : l’émission de la MNBC vaudrait toujours pour créance directe sur la banque centrale, mais la tenue de son registre serait de la responsabilité d’entités privées. Les banques commerciales ont donc tout intérêt à maîtriser les concepts technologiques et les environnements réglementaires afin de se préparer à une éventuelle transition vers ces systèmes.
Bien souvent opposées à tort aux crypto monnaies, les MNBC ne seront probablement pas construites entièrement sur des infrastructures blockchain, en raison du trilemme de Buterin (1). Par conséquent, les banques centrales seront contraintes de construire leur monnaie numérique sur des architectures hybrides. Elles pourraient également opter pour une autre technologie que la blockchain.
Afin de répondre à ce défi, les autorités américaines pourraient adopter une approche pragmatique en développant leur MNBC de manière progressive, ce qui augmenterait la probabilité de déployer rapidement un système performant et adaptable.
Initialement considérée comme un instrument pour contrer l’ingérence d’acteurs privés non bancaires dans le domaine monétaire, comme l’avait tenté Meta avec sa cryptomonnaie Libra aujourd’hui abandonnée, la MNBC est devenue un enjeu majeur pour les États. Face à ce défi, ceux-ci se sont donc organisés pour favoriser l’innovation financière dans les paiements, tout en préservant leur souveraineté monétaire. Mais depuis, le débat a pris une autre tournure avec l’émergence de la perspective selon laquelle la MNBC pourrait aider les États à étendre l’influence de leur monnaie à l’échelle internationale. Cette course soulève des enjeux majeurs en termes de sécurité, de réglementation, mais aussi de coopération internationale. Les États doivent développer des normes communes pour éviter la multiplication d’îlots numériques non interopérables par nature et garantir l’intégrité du système financier mondial. Des projets transfrontaliers ont vu le jour avec l’aide d’entreprises du secteur privé (projet Ithanon-LionRock entre Hong-Kong et la Thaïlande, projet Jura porté par la France et la Suisse).
Au-delà de ces enjeux et défis, la MNBC représente également une opportunité unique pour les États de repenser leur stratégie monétaire à l’ère du numérique. Dans ce contexte, elle pourrait bien représenter l’avenir de la monnaie, en permettant aux États de concilier souveraineté monétaire et innovation financière à l’échelle mondiale.
(1) Selon ce trilemme, énoncé par Vitalik Buterin, fondateur d’Ethereum – le réseau blockchain le plus exploité au monde – la maximisation combinée de la sécurité, du passage à l’échelle et de la décentralisation d’une monnaie numérique architecturée sur une blockchain est irréalisable en soi.
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